LA FRANCE CHEVALINE

FRANCE CHEVALINE, FRANCE HIPPIQUE & TROTTEUR FRANÇAIS réunis
ORGANE SPECIAL DES COURSES AU TROT
et de L'ELEVAGE du CHEVAL DEMI-SANG

Bureaux : 11, rue de Montyon, PARIS (9é)
Le numéro : 1 franc
et 50 centimes au champ de courses

Samedi 16 juin 1923

CHRONIQUE

Jamais la réunion du prix du Président de la République, superbement dotée de 206.000 francs, n'avait connu un succès comparable à celui de lundi ; par un temps menaçant, venteux, on a fait plus de 80.000 francs de recette aux entrées, soit une augmentation substantielle sur 1922. Ainsi s'affirme la popularité croissante du trotting, sous l'habile administration de. la Société du Demi-Sang, et grâce aux efforts incessants des éleveurs qui sont arrivés à produire une race capable de donner de si beaux résultats.

On est étonné du petit nombre de concurrents dans les deux épreuves capitales du trotting. La pénurie actuelle semble dépendre de causes particulières à cette année, telles que la supériorité écrasante de deux cracks exceptionnels Uranie et Ulysse V, et aussi la maladie des représentants de l'écurie Olry Roederer dont l'abstention a retiré un gros élément d'intérêt au prix du. Président.

Mais il y a aussi une cause générale. qui est l'amoindrissément de l'élevage du trotteur, consécutif à la guerre ; il faut longtemps pour reconstituer des haras aussi durement éprouvés et nous devrons attendre encore plusieurs années sans doute avant que nos élevages soient en état de donner un rendement comparable à celui d'avant guerre.

En attendant, pour remédier à cet état de choses, certains palliatifs mériteraient d'être examinés. Puisqu'il est impossible de modifier la date de la grande journée de juin, dictée par le calendrier, ne pourrait-on songer, par exemple, à avancer la date des débuts des jeunes chevaux, ce qui tendrait à augmenter leur précocité et nous amènerait, dès juin, des sujets plus aguerris ? C'est ce qui se passe dans le galop, où les poulains débutent à. 2 ans pour atteindre, une année plus tard, leur apogée. On pourrait aussi agir en sens inverse et réserver les deux grandes courses de printemps aux chevaux de 4 ans, coinme en Autriche, le Derby des Trotteurs de Vienne, l'épreuve la plus importante de ce pays, qui se court à 4 ans. Par l'une ou l'autre méthode, on aboutirait à une mise en valeur plus rationnelle du mérite vrai de nos jeunes trotteurs.

Par suite de la défection in extremis d'Urgence, dernier espoir de l'écurie Olry Roederer, le prix du Président n'a donc réuni que sept partants. Uranie, à M. Gavrel, paraissait bien difflicile à battre après ses brillants succès du prix Bayadère et du prix Hémine, et effectivement elle a.gagné avec la plus grande facilité, en tenant la tète d'un bout à l'autre du parcours. Cependant ce ne fut pas tout à fait une promenade de santé gràce à la présence d'Unica, à M. Louis Hémard. Cette pouliche, fille d'Enoch et de Junon, propre soeur de Quo Vadis 1'25", d'un modèle ravissant dans sa petite taille - elle mesure à peine 1 m. 52 - a pu tenir tête à Uranie jusqu'après le petit bois ; elle trottait alors tout près du leader et paraissait même capable de l'inquiéter lorsque, s'étant touché au genou, elle commettait une faute prolongée qui lui faisait perdre toute chance. Dès lots la course était finie ; Uranie achevait le parcours dans un trot d'exercice et la lutte se bornait pour les places. Upsilon V, au haras de Fleuriel, poulain honnête et régulier, qui venait d'être second dans le Derby de Bordeaux après des débuts honorables à Enghien, s'est montré en grands progrès venant s'adjuger l'accessit ; Ultimatum, à M. Ariste Hémard, le second du prix d'Essai et du prix Hémine, raide au départ et longtemps à l'arrière-garde du peloton, finissait troisième : sans une grosse faute dans 1a ligne d'arrivée, il aurait menacé Upsilon V. Unica, malgré ses fautes, se plaçait quatrième tout près devant Uppermost, par Harold et Jeune France, doué d'une grande vitesse mais manquant de tenue comme sa propre soeur Rosière. Uléa était sixième et Utah, grand cheval qui n'a pas couru sa vraie forme, dernier.

Uranie appartient à M. Gavrel, un petit éleveur mais des plus anciens de la Seine-Inférieure ; les félicitations ne lui ont pas manqué après ce beau succès, en premier lieu celles de M. Henry Chéron, ministre de l'agriculture, présent à la réunion. Depuis sa fondation en 1897, c'est la seconde fois que ce prix échoit à un produit de la Seine-Inférieure ; en 1899, en effet, il y avait eu la victoire chanceuse de Sans dire Oui, élève du haras de Janval. Cette année la Seine-Inférieure a été particulièrement à l'honneur puisque la grande course de l'hiver, le prix d'Amérique, fut gagnée par Passeport, né lui aussi dans ce département.

Uranie, pouliche de taille un peu au-dessous de la moyenne - elle mesure 1 m. 56 - mais avec beaucoup de longueur el de puissance, avait été amenée dans une condition irréprochable et son entralneur Guéroult l'a montée avec toute l'énergie, la décision, la science du train dont il a donné tant de preuves. Comme origine, Uranie est par Kentucky 1'26", étalon du prince Sturdza, et Gyp 1'33" par Barbanègre et Quiloa par Harley ; Gyp n'a donné en tout que trois produits : Quêteur 1'47" par Fred Leyburn, Saumontoise 1'32" et Uranie 1'31" par Kentucky; elle est morte en 1921.


La vitesse fournie dans le prix du Pésident, 1'32" 4/5 n'a rien de sentationnel ; on a souvent fait mieux à Saint Cloud et Turenne a gagné l'an dernier en 1'31" 3/5 à Vincennes. Il n'y a pas lieu de s'en étonner puisque Uranie n'a eu aucun effort à faire et a terminé très en dedans de son action

Dans le prix Conquérant, le nombre des partants fut encore plus réduit, six seulement. Ulysse V, au haras de Fleuriel avait montré une telle supériorité dans les prix Capucine et Kalmia qu'on ne voyait absolument rien à lui opposer. Le fils d'Eduen, jusqu'alors un peu lent à se mettre sur jambes, est parti plus vite que d'habitude et a pris la tête au bout de quelques centaines de mètres, ensuite il a continué dans sa grande action, semblant dominer ses adversaires sans conteste ; en vain, Un As se multipliait en efforts généreux pour le suivre et les autres étaient loin. Cependant, soit que le poulain ne fût pas en pleine possession de ses moyens, soit que Gougeon l'ayant laissé souffler, il ne fùt plus disposé à repartir, on l'a vu faiblir en haut de la montée et même s'enlever en abordant la ligne droite ; ses poursuivants -parvenaient ainsi à se rapprocher sans mettre toutefois sa victoire en question. Ulysse V gagnait nettement de 2/5 de seconde devant Un As à M. Thiéry de Cabanes ; Uranie à M. F. Pollet avait remarquablement trotté dans la seconde partie du parcours et, refaisant beaucoup de terrain, finissait tout prés des premiers. Une pouliche du Centre, Ugalde, mal partie, a eu des passages remarquables et finissait également à proximité. Ces deux pouliches ont de grands progrès à faire et il sera intéressant de les revoir plus tard, ainsi que Un As, aux prises avec leur vainqueur.

La victoire d'Ulysse V 1' 32" 2/5 ne différe pas sensiblement de celle d'Uranie : il a couru en réalité 1" 2/5 plus vite que la pouliche sur l'ensemble du parcours, mais par contre sa victoire a été moins aisée. Le haras de Fleuriel, qui venait d'être second avec Upsilon V dans l'épreuve principale gagnait ainsi le joli total de 52.050 francs, avec ses deux poulains, tandis qu'Uranie, l'héroïne du jour, enlevait à elle seule 54.100 francs.

En somme, les amateurs de favoris ont dù se retirer satisfaits, car on payait une forte proportion pour Uranie et encore davantage pour Ulysse V. La caractéristique des courses de jeunes chevaux, cette année, c'est leur absolue régularité. Nous venons de voir la méme pouliche remporter successivement les trois grandes courses de la spécialité : les prix Bayadère, Hémine et du Président ; de même à l'attelage, le vainqueur du prix Capucine il gagné ensuite les prix Kalmia et Conquérant. Pour trouver la coïncidence de deux pareils triple events il faut remonter à l'année 1906 où Diogène gagnait les trois prix classiques au trot monté, en même temps qu'à l'attelage l'extraordinaire Jockey ne connaissait pas la défaite. En 1903 et 1904, Aline et Beaumanoir avaient chacun réalisé le triple exploit d'Uranie. On ne lui voit pas d'autres imitateurs. Esther en 1907, Falot en 1908 et Honolulu en 1910 cumulèrent une des deux épreuves de début sous la selle avec le prix du Président, mais entre temps subirent des défaites. En tout cas, depuis la guerre, personne n'a égalé les succès des deux crachs de 1923 Uranie et Ulysse V.

Maintenant la saison sportive est achevée à Vincennes et ne reprendra qu'à fin août. Quelques grandes épreuves vont s'offrir en province, notamment le Derby de Rouen : malheureusement, par suite du hasard des engagements à long terme, aucun des six premiers du prix du Président ne pourra y prendre part.